Note de l’auteur.
"Une lettre. Une de plus ! Les soldats ont en effet tant et tant
témoigné de la guerre —cette « monstruosité » comme le dit
Gabriel Chevallier— à travers leurs correspondances. Un flux de lettres
à la hauteur de la sidération et de l’anéantissement.
Nombreux sont les ouvrages qui compilent ces bafouilles et les
additionnent les unes aux autres. Certes, elles sont du plus grand
intérêt. Et pourtant, dans ce déversement de mots, j’ai souvent eu le
besoin de ralentir le rythme de la lecture, de m’interroger sur le
destin de son auteur —Qui est-il ? En est-il revenu ?— de
l’identité de la personne à qui il s’adresse, de la position du soldat
dans les tranchées, et sur le front, des batailles auxquelles il a
participé, etc.
L’occasion s’est présentée à moi. Au hasard d’une histoire de famille,
une lettre refait surface : celle de Léon Rotival, mon
arrière-grand-oncle, brancardier régimentaire affecté au 55e bataillon
de chasseurs à pieds. Dans cette lettre, il nous raconte la bataille de
Crouy (8-12 janvier 1915). En creux, il témoigne de la guerre, celle
qui déchire les corps —forcément, il est brancardier— autant que les
âmes, les défigure, y fait pénétrer de la noirceur à l’intérieur. Tout
est là !
Et si je souscris —comme tant d’autres témoins et pas des
moindres : Barbusse, Chevallier, Dorgelès— à l’idée qu’il n’y a
rien de glorieux à tuer d’autres hommes, il peut y avoir de la grandeur
à secourir les blessés et relever les morts au risque de sa propre vie.
Je me suis donc donné la tâche suivante : considérer cette lettre
comme une totalité qui se suffit à elle-même (la question de savoir
s’il existe d’autres lettres de sa part ne m’intéresse pas), la lire et
la relire, y relever les bribes d’information comme autant d’indices —à
commencer par déterminer l’année de sa rédaction ; 11 janvier de
quelle année ? Et pour quelle bataille ?— tirer sur toutes
les ficelles, la trifouiller, lui faire « rendre gorge » et
rendre voix, redonner chair au personnage de Léon, son épaisseur, ses
affects, le réinscrire dans l’histoire de sa famille, de son village,
recontextualiser, remettre en perspective et en montrer l’actualité.
Initier un dialogue avec Léon, lui donner une place —y compris dans
l’ordre des filiations ; je finis avec mon fils— et rendre tout
simplement la parole à cet homme.
Et pour ce faire, articuler rigueur documentaire —toutes les
informations que je délivre sont issues des archives— et liberté de la
plume à travers un dialogue avec un homme disparu —ce que l’écriture
permet !— pour le réanimer, en prendre soin et le relever… et nous
relever de la même façon en mettant en lumière, après-coup, la
douloureuse question du trauma et sa dimension transgénérationnelle
jadis méconnues.
La contribution de Françoise Davoine est, de ce point de vue,
lumineuse. Françoise prolonge le propos, partage l’histoire de son
grand-père, lui-même brancardier, et donne à penser des ouvertures là
où s’achève mon texte."
Extrait de ouvertures, un texte de Françoise Davoine inclu dans le livre :
"Salut Poilu ! est
un voyage hors norme. Loïc Jacquet va à la rencontre de son
grand-oncle, Léon Rotival, vigneron à Fleurie dans le Beaujolais, puis
chasseur à pied et brancardier, pendant la guerre de 14. Partant d’une
lettre écrite dans les tranchées par Léon Rotival à sa femme le 11
janvier 1915, le récit s’achève sur un poème composé par le fils de
l’auteur, Eytan, âgé de 10 ans, et lu par ce dernier à l’occasion de la
commémoration de la grande guerre, le 11 Novembre 2017. Le
refrain du poème : « nous gagnerons cette guerre »,
me touche particulièrement, car il porte l’espoir, celui d’un combat
contre l’effacement des traces, au cœur de mon travail d’analyste.
J’avais 7 ans à la mort de mon grand père maternel, Ernest
Bouchard, contemporain de Léon Rotival, chasseur à pied et brancardier
comme lui. Je me souviens de sa main calleuse de vigneron en Franche
Comté. Il ne parlait jamais de sa guerre, mais il me sifflait des airs
de ce temps-là. Grâce à Salut Poilu ! j’ai été en mesure de faire
parler son silence, ainsi que l’énigme de sa réponse quand je lui
demandais pourquoi il était brancardier : « Parce que j’étais
dans la musique. » Il était trompettiste dans l’harmonie de
Champlitte, sa petite ville, et rapporta du front son cor de chasse
cabossé que je me suis empressée de montrer à Loïc.
Je crois que je lui dois d’être devenue analyste de la folie et des
traumas, d’abord à l’hôpital psychiatrique. J’avais pris cette décision
avec Jean Max GaudillièreL --natif du Beaujolais-- sans bien savoir
pourquoi, car nous n’étions ni psychologues ni psychiatres. Dans la
voiture du médecin chef qui nous accueillait dans son service à
Prémontré, dans l’Aisne, nous traversions des cimetières de croix
blanches sans y prêter attention. Jusqu’à ce qu’un rêve m’éclaire sur
cette drôle d’idée, dans lequel mon grand père m’apparaissait. J’avais
parlé ce jour là avec un homme interné depuis la dernière guerre. Il
fumait la pipe, comme lui. A vrai dire, presque tous les pensionnaires,
comme on disait alors, nous parlaient des deux dernières guerres.
A la lecture de SalutPoilu !, la musique retenue dans le
cuivre noirci et cabossé des chasseurs à pied, s’est soudain mise
à résonner grâce à l’enquête rigoureuse de Loïc Jacquet, et à son style
rythmé par une scansion épique. Après avoir retrouvé les traces
de son arrière grand-oncle à Fleurie, il se met en marche et nous
entraîne jusqu’à la cote 132, près de Soissons, où fut livrée la
bataille dont témoigne la lettre. En le suivant pas à pas, dans ce
paysage recouvert d’herbes et de buissons, j’ai vu surgir sous la
mitraille les brancardiers à l’œuvre parmi les morts et les blessés ..."